Pour la plupart des Rwandais, Victoire Ingabire n’est pas aussi innocente qu’elle en a l’air...

Pour la plupart des Rwandais, Victoire Ingabire n’est pas aussi innocente qu’elle en a l’air...

La semaine dernière, Victoire Ingabire a été de nouveau arrêtée à Kigali et incarcérée à la prison. En Europe, Ingabire est considérée comme une défenseure de la démocratie au Rwanda, un pays dirigé depuis plus de trente ans par le président Paul Kagame. Ce dernier est décrit dans la presse européenne comme un dictateur qui, d’un coup de poing, élimine tout et tout le monde sur son chemin, même ceux qui osent lui faire obstacle. Mais cette version est-elle fidèle à la réalité ? Victoire Ingabire est-elle réellement la militante innocente et toujours souriante qu’elle prétend être, défendant la démocratie ? Et Paul Kagame est-il vraiment un despote qui élimine sans pitié ses opposants, voire qui souhaite envahir le Congo pour en piller les minéraux ?

Les autorités rwandaises l’associent à la mouvance extrémiste hutu, dont la FDLR au Congo constitue le fer de lance. Par le passé, Ingabire elle-même a été à la tête de cette mouvance. Afin de démêler la véritable nature de personnalités comme Ingabire, il est crucial d’examiner le passé récent du pays, sa relance économique actuelle, ainsi que la réalité géopolitique de la région.

FDLR avec des wazalendo

Le concept traditionnel de démocratie, considéré en Europe comme une sorte de bible qu’on veut imposer aux pays du tiers-monde, montre ses failles en Afrique. Tout comme ce modèle s’avère difficilement applicable dans des pays comme la Russie ou la Chine. Les nations africaines, souvent louées par l’Europe pour leur « approche démocratique », sont en réalité souvent des États où corruption et manipulations politiques sont monnaie courante, et qui continuent docilement à fournir minéraux et ressources à leurs anciens colonisateurs. C’est pourquoi le Rwanda a choisi une autre voie, une forme de « démocratie à la Kagame » ou un concept où d’autres opinions sont tolérées et peuvent participer à la gouvernance, tant qu’elles n’entraînent pas le pays vers une nouvelle génocide, des pratiques haineuses, la corruption ou la guerre. Jean-Paul Kimonyo, un intellectuel rwandais, a écrit un livre détaillant ce concept. Ce type de « démocratie du consensus » donne à d’autres partis politiques que ceux de Kagame l’opportunité de participer au gouvernement, d’ajuster sa politique et de contribuer au développement du pays. Les formations liées au clan des génocidaires n’ont simplement pas droit de cité dans cette dynamique.

Prototype

Dans mes précédentes analyses sur la FDLR et Victoire Ingabire, j’ai déjà évoqué à plusieurs reprises comment et dans quelle mesure Ingabire peut être liée à la MRND, au « Retour des Refugies » (RDR), à la clique des extrémistes hutues en Europe, et comment la position d’Ingabire doit être interprétée dans ce contexte. Mon analyse n’est donc pas partagée par la plupart des dirigeants européens, pour qui Ingabire reste presque le seul instrument permettant de démontrer que Kagame est effectivement un dictateur. Maxime Prevot, le ministre belge des Affaires étrangères, en est un exemple typique.

Manifestation pro Ingabire en Europe

J’ai essayé de vérifier quelle est la perception majoritaire des Rwandais ordinaires vis-à-vis d’Ingabire, et si cette perception est relayée dans la presse locale et internationale. Ce n’est pas chose aisée, car le principe de « voir, entendre et se taire » reste encore sacré ici.

« Les gens n’aiment pas parler de politique. Cela leur donne un sentiment inconfortable », commence le commerçant chez qui je fais habituellement mes courses. « La politique n’est abordée que dans un cercle restreint. Pas tant par crainte des ‘manekos’, les informateurs du régime, mais parce que la politique est encore largement associée par beaucoup au génocide et aux guerres qui ont suivi au Congo. Moi-même, je suis Hutu, et comme enfant j’ai vu comment mes parents, oncles et tantes ont été manipulés par la machine de haine des extrémistes pour tuer des Tutsis. Certains d’entre eux ont été arrêtés après le génocide et ont passé des années en prison. Aujourd’hui, ils réalisent à quel point ils ont été dupés et manipules... Ils ont vu ce pays se relever après cette tragédie, et ont eu l’occasion de se réintégrer lorsqu’ils ont été libérés. Leurs enfants peuvent aller à l’école, et dans ma famille, certains ont même obtenu des bourses pour étudier à l’étranger. Le pays est maintenant sûr. Bien que les Hutus rencontrent plus de difficultés que les Tutsis pour accéder à des postes de responsabilité au sein du gouvernement, je peux vous assurer que Kagame est respecté par la majorité des Hutus. Tout le monde sait d’où Victoire Ingabire tire son inspiration. Dans mon cercle d’amis, elle est perçue comme une figure qui souhaite instaurer un régime semblable à celui de Habyarimana. Ah oui, je lis beaucoup à ce sujet sur Internet ! »

Pour les Européens, Ingabire est l’incarnation de la réfugiée hutue toujours souriante, ayant pu s’exiler en Europe après le génocide. J’ai aussi des membres de ma famille qui, après la tragédie, ont fui les camps au Congo pour s’installer en Europe. Ils vivent désormais dans des villages en Flandre, en Wallonie ou dans d’autres pays européens. Nous restons en contact avec eux, mais ils ont une autre vision des choses, restant ancrés dans le passé et adhérant à l’ancienne idéologie du régime précédent. Ils sont bombardés par les opinions des leaders actuels de la mouvance hutue. Nous n’y croyons plus, et nous trouvons le modèle de gouvernance de Kagame plutôt acceptable. Beaucoup de Hutus ici à Rwanda ne croient pas en la démarche de personnes comme Ingabire… Mais encore une fois, nous n’aimons pas parler de ce genre de sujets. Ce n’est pas parce que cela pourrait nous poser problème avec les autorités officielles, mais parce que des gens comme Ingabire et toute la clique qui la soutient depuis l’Europe pourraient entraîner le pays dans une nouvelle crise.

Dirigents extremiste Hutu en Europe

Cheval de Troie

« Il serait en effet une erreur grave de dissocier Victoire Ingabire du reste de la mouvance extrémiste hutue en Congo, au Burundi et en Europe », ajoute un observateur européen. « Elle est retournée au Rwanda comme un cheval de Troie, visant à faire porter aux nouvelles autorités de Kigali la responsabilité de dialoguer à nouveau avec la clique responsable du génocide. Des pays comme la France et la Belgique ont une lourde responsabilité dans le génocide de 1994. L’Église catholique a également été impliquée. C’est pourquoi, en Europe, certains faits ont été décontextualisés, et un mécanisme a été mis en place pour dissimuler leurs responsabilités. De nouveaux noms ont été donnés à cette mouvance extrémiste, et des figures comme Ingabire ont été recrutées pour la diriger. Victoire I. incarnait une approche politique toujours souriante et flexible, et les extrémistes ont vite compris qu’au sein de ce contexte, ils pouvaient agir librement tant qu’ils maintenaient leur conception démocratique européenne comme leur nouvelle bible. Parallèlement, une stratégie a été élaborée pour convaincre le monde que le génocide aurait été provoqué par les Tutsis de Paul Kagame, et que les rebelles et l’armée de celui-ci avaient tué presque autant d’innocents que les extrémistes hutues eux-mêmes. Ingabire savait très bien qu’elle serait durement poursuivie au Rwanda, et elle a jusqu’à présent parfaitement joué son rôle de victime. »

Mais on ne peut dissocier ses aventures de ce qui se passe actuellement dans la région : la FDLR a été en grande partie repoussée par la M23 dans les zones où elle contrôlait depuis des années, et ne peut désormais subsister qu’avec le soutien reçu à Kinshasa. Elle se réfugie actuellement au Burundi et dans le Sud-Kivu, près d’Uvira. Mais si, bientôt, il apparaît clairement que les accords de paix signés récemment à Washington sont vides de sens, l’armée rwandaise et la M23 pourraient intervenir pour démanteler totalement la FDLR. Et alors, Victoire Ingabire n’aura plus d’échappatoire. Tout le monde sait que ses activités, tout comme celles d’organisations telles que Jambo ASBL ou des figures hutues comme J-L Habyarimana (le fils de…) ont été en grande partie financées par les activités commerciales de la FDLR. Kagame a récemment averti la communauté internationale lors d’un discours à Kigali qu’il frapperait durement si le Congo, la FDLR ou le Burundi tentaient de le provoquer à nouveau. Ce n’est pas un hasard si la mouvance hutue appelle aujourd’hui à toutes les protestations possibles contre le sort réservé à Ingabire, le rôle de l’armée rwandaise au Congo, et contre d’autres accusations qu’elle formule contre Kigali. Tout cela cadre parfaitement avec la stratégie de Tshisekedi et consorts, qui ne veulent pas abandonner la FDLR, ni laisser la M23 gouverner l’est du Congo à leur guise. Ingabire n’est en réalité qu’un maillon dans cette stratégie. Je pense qu’il est aussi un peu naïf de la part des autorités rwandaises de la réincarcérer, car cela ne fait que renforcer le récit des extrémistes en Europe.

Les FDLR au Congo

Développement

« La grande erreur des Européens est de ne pas vouloir reconnaître que leur modèle démocratique ne fonctionne pas en Afrique, et que les pays africains ont le droit de développer leurs propres systèmes politiques », affirme un journaliste rwandais local. « Le modèle de Kagame n’est pas parfait, mais il garantit, jusqu’à présent, un développement rapide du pays. Jusqu’ici, ils ont réussi à appliquer ce système de manière que la majorité de la population en profite, avec peu de corruption, un système judiciaire et policier équitable, une croissance économique rapide, etc. Je suis moi-même journaliste, la liberté de presse totale n’existe pas ici ; nous ne pouvons pas donner la parole aux criminels du génocide. La critique de la corruption et de la mauvaise gestion est tolérée. Tout le monde sait qu’Ingabire fait partie du réseau de la mouvance génocidaire. Ici, au Rwanda, chacun connaît aussi ce qui n’a pas marché au Burundi : là-bas, les extrémistes hutues ont été réintroduits pour participer à des élections libres. La plupart des pays européens, même la gauche modérée en Belgique, ont soutenu cela. Cinq ans plus tard, tout le monde a reconnu qu’une erreur majeure avait été commise. Le régime du président actuel, le général Ndayishimiye, en est la preuve vivante. Si le gouvernement rwandais ouvre la porte au retour de cette mouvance extrémiste, cela risque aussi de mal tourner ici, au Rwanda. C’est pourquoi le gouvernement fera tout pour empêcher que les théories d’Ingabire et consorts ne prennent racine à nouveau, malgré leur prétendue aura de ‘Jeanne d’Arc’  en Europe. »

Le ministre belge Maxime Prevot en visite chez le general Neva

La majorité des Rwandais n’est donc pas inquiète que Victoire Ingabire soit de nouveau en prison. Pour eux, derrière son sourire innocent se cache une nouvelle menace de violence et de manipulation. La majorité des opinions que j’ai recueillies auprès d’autres Rwandais rejoint cette vision. La guerre au Congo occupe actuellement toute l’attention, mais ses enjeux ne peuvent pas être séparés de la situation d’Ingabire. Je vous ai déjà dit que j’avais souvent écrit à ce sujet, mais le discours anti-rwandais des médias européens m’incite à réagir. Il est un fait que l’opposition hutue rwandaise n’a pas encore réussi à tourner définitivement la page de son passé génocidaire, et elle en reste responsable. Nous continuerons à suivre cette affaire…

Marc Hoogsteyns, Kivu Press Agency…

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